EPISODE 1
SEGMENT 2
-Joyeux anniversaire Aré !
Aré faisait partie des sept personnes aux mines réjouies qui étaient disposées autour de la vieille table en bois de l’étroite salle à manger. A l’image de l’ensemble de la maisonnée, la salle à manger était particulièrement austère. Telle était la tragique loi du royaume d’Alunia : seuls les riches profitaient des avancées technologiques, de la marche du progrès. Les autres étaient condamnés à l’obscurantisme, privés de toute évolution. Ce n’était pas demain la veille que sa famille pourrait se payer un Satcom ou une télévision holographique ultra moderne. Et, dans le fond, peut-être était-ce mieux ainsi. Car comme le disait souvent Andros, son père, la technologie était source de corruptions pour l’homme. Mais en dépit de la sagesse de son paternel, il ne pouvait jamais s’empêcher de convoiter l’inaccessible lorsqu’il déambulait dans les rues commerçantes de la cité. Il était pourtant bien conscient que l’argent ne faisait pas le bonheur et que même pour les pauvres, la vie réservait fort heureusement de petits instants de joie. Comme aujourd’hui.
Il regarda son père trinquer avec l’oncle Bodor, son frère, qui but d’une traite son verre d’un alcool bon marché acheté en chemin. Bodor était un homme bien en chair aux joues perpétuellement rougies. L’exacte anti-thèse d’Andros dont le physique était athlétique. L’oncle Bodor s’était marié avec Ournia avant de quitter Mogor. C’était une femme dont le physique frêle et le visage aux traits délicats tranchaient radicalement avec la morphologie imposante de son époux. Mais, curieusement, cette dissemblance constituait le charme de leur couple. Ensemble, ils avaient eu deux enfants, Shanice, née lorsqu’ils vivaient encore à Mogor, et Clish. Aré les voyait rarement. Mais il aimait passer du temps en leur compagnie, même si Clish se révélait souvent être un très mauvais perdant.
Tous étaient réunis pour fêter son dix-septième anniversaire. L’euphorie de l’instant et le bonheur d’être ensemble animaient la modeste demeure, située au cœur de Brom District, une banlieue pauvre au nord d’Acila, la cité royale, éminente capitale de la nation alunienne. L’endroit regroupait une population d’origine essentiellement mogoroise qui, après la Grande Guerre, avait décidé de fuir une terre natale économiquement en déroute pour construire un futur meilleur sous des horizons plus propices. Alunia, riche et puissante nation, offrait en ce sens des perspectives attractives. Mais le rêve n’avait pas eu lieu. De tous les Mogorois expatriés, rares étaient ceux qui étaient parvenus à tirer leur épingle du jeu. L’essentiel des immigrés avait appris à ses dépends que l’herbe n’était que rarement plus verte ailleurs. Ses parents, Andros et Bellis, enduraient quotidiennement cette rude réalité. Ils avaient quitté Mogor pétris d’espoirs. Et de ces espoirs, que restait-il aujourd’hui ? Beaucoup de désillusions. Mais aucun miracle. Ils croyaient lui offrir une vie meilleure. Mais leur existence ne s’était pas avérée plus réjouissante sous les latitudes aluniennes. Ils continuaient de lutter chaque jour pour survivre.
Malgré la bonne volonté, qui ne leur manquait pas, il n’était pas évident, lorsque l’on était mogorois, de trouver un travail, en dehors des postes aussi extrêmement mal payés qu’ils étaient méprisés par les Aluniens. Et les récents événements, qui avaient profondément secoué la royauté, ne pouvaient qu’aggraver foncièrement ce triste constat. Un mois plus tôt, la reine Isane avait été assassinée. Cet attentat abject contre le pouvoir royal avait été attribué à des terroristes mogorois. Le meurtre de la reine avait suscité un vif émoi au sein de la population. Le prince Seph, son époux et premier candidat à la succession, avait pris le pouvoir, assurant la population que les fautifs seraient retrouvés et exécutés publiquement sur la place royale de la capitale. Par les temps qui couraient, autant dire qu’il ne faisait pas bon être mogorois.
Un climat de suspicion s’était soudainement emparé d’Alunia. Et le roi Seph, fraîchement intronisé, en avait rapidement profité pour instaurer un vent de terreur et de répression sans précédent, arguant qu’il en allait de l’intérêt de la nation. La crainte terroriste s’immisçait partout, justifiant les comportements les plus vils et les plus irraisonnés. Les Mogorois en terre alunienne endossaient le rôle peu envié des pestiférés. On les évitait dans les rues et dans les transports de masse, on les insultait, on les brimait sans raison valable. Ils étaient devenus la cible à abattre, sous prétexte que certaines brebis galeuses, parmi leur communauté, avaient commis le pire. Quelques membres avaient fauté et c’était l’ensemble de leur peuple qui faisait l’objet d’une violente persécution. Une terrible injustice qui poussait progressivement les Mogorois à vivre reclus sur eux-mêmes, n’osant plus quitter leur quartier qu’en groupes ou pourvus d’armes nécessaires à leur défense.
Le présent était sombre. Quant à l’avenir, il s’augurait sous des auspices plus obscurs encore.
Heureusement, dans ce chaos incessant et grandissant, demeuraient quelques rares mais précieux moments de joie qui constituaient autant de bulles d’oxygène, de bouées de survie. Les occasions de réunir l’ensemble de la famille étaient rares. Et même si, en l’occurrence, une partie de la famille restée en territoire mogor n’avait pu les rejoindre, à cause de la fermeture totale des frontières aluniennes, il fallait se réjouir de cette possibilité d’être ensemble pour partager un moment de bonheur et de fraternité.
Les yeux gris d’Aré pétillaient. Les flammes qui animaient les bougies s’y reflétaient, irradiant les pupilles de leur danse envoûtante. Le jeune homme inhala une large bouffée d’air et souffla sur les tiges embrasées. Une salve d’applaudissements accompagna le geste. Et tandis que Bellis découpait minutieusement le gâteau, Aré déballa les cadeaux apportés par les membres de sa famille.
-Joyeux anniversaire, fiston ! bredouilla Andros, en s’approchant, une petite boîte à la main, lorsque ce fut son tour. Tu seras bientôt un homme. Et je crois qu’il est temps que tu reçoives ceci.
Comme toujours, lorsqu’il s’agissait d’exprimer ses émotions, Andros était particulièrement maladroit. Il se frottait la tête de sa main libre. Derrière ses airs bourrus se cachait un homme au grand cœur mais particulièrement peu habile pour communiquer sur ses sentiments.
Aré prit la boîte et l’ouvrit. Ses yeux s’écarquillèrent. Elle contenait un magnifique pendentif en argent. Il le connaissait fort bien. C’était le pendentif dont son père ne se séparait jamais.
-Mon père me l’a offert le jour de mes dix-sept ans. Il est temps à mon tour de te le transmette. J’espère que ça te fait plaisir.
Il saisit le pendentif et l’attacha péniblement au cou d’Aré, prenant soin de bien dégager les longues mèches de cheveux noirs qui s’étiolaient dans la nuque du jeune homme.
-Ca te va à ravir, commenta sa tante Ornia.
Aré voulut la remercier mais le grondement d’une énorme déflagration sema la confusion dans la bâtisse. Le sol trembla et une vive lumière rougeâtre jaillit à travers les vitres sales de la maison. La petite assemblée se figea. A la déflagration succédèrent des coups de feu et des cris.
-Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? tonna Bodor, l’un des oncles d’Aré.
Andros se précipita vers la fenêtre. Une nouvelle secousse secoua le sol, faisant valdinguer une partie de la vaisselle contenue dans l’armoire de la salle à manger. Les quelques assiettes du ménage, acquises à la sueur du front, éclatèrent en mille éclats au contact du sol. Il avait fallu plusieurs mois de dur labeur pour les acheter et voilà qu’elles étaient pulvérisées en l’espace d’une fraction de seconde.
Tantôt réjouies, les mines étaient désormais sombres et fermées. Tous redoutaient la suite des événements.
Andros jeta un coup d’œil à travers la fenêtre de la salle à manger. Et ce qu’il vit lui glaça le sang. Des soldats de l’armée alunienne, accompagnés de vaisseaux blindés qui occultaient le ciel, progressaient dans le quartier en tuant tous les civils qui se présentaient malgré eux sur leur passage. Il vit deux mercenaires tirer à bout portant sur une fillette de huit ans qu’il croisait quotidiennement en allant travailler. Au même instant, l’un des vaisseaux bombarda une petite maison. Un intense sentiment de haine conquit Andros. Comment ces militaires pouvaient-ils être aussi cruels ? S’en prendre à des innocents et, pire encore, à des enfants. Quels humains pouvaient se rendre coupables d’une telle ignominie ? Profondément ébranlé par l’affreux spectacle qui se jouait sous ses yeux, Andros tenta de rassembler toute sa lucidité. Ce n’était pas le moment de céder aux pulsions ou à la panique. Il ne fallait pas craquer. Il fallait agir. Protéger les siens. Et vite ! Il savait qu’il était trop tard pour fuir le district. Mais tout n’était pas pour autant perdu.
-L’armée ! Ils nous attaquent ! cria-t-il de vive voix.
Aré sentit son sang se glacer. Ils n’en croyaient pas ses oreilles. De tous les désastres qui les avaient accablés, celui-ci était assurément le pire. Qu’allaient-ils devenir ? Il ne put réprimer de son esprit l’image de la mort. Leur misère ne suffisait plus. Il fallait désormais que les autorités aluniennes les rayent de la carte en sus.
-Vite ! Il faut cacher les enfants ! s’exclama Ornia.
-Shanice, Clish, Aré : cachez-vous immédiatement dans les armoires de la chambre, ordonna Bodor.
-Mais papa…
-Ne discute pas Clish ! tonna Bodor en lui saisissant les épaules. Fais ce que je te dis et tout ira bien ! Ne t’inquiète pas pour nous ! On vous rejoint tout de suite.
Aré ouvrit la marche en direction de la chambre.
-Ils ar…
Andros ne put terminer sa phrase. Quatre balles brisèrent les vitres. L’une d’entre elle se logea dans son crâne. Le chef de famille tomba lourdement sur le sol, tandis qu’une pluie de balles balaya sans concession la salle à manger. Aré ouvrit la porte de la chambre et se réfugia dans une armoire. Il avait couru aussi vite que possible, sans se retourner, sans prêter attention à ce qui se tramait autour de lui. Il avait tout simplement laissé agir son instinct de survie.
Le calme revint. Il entendit les cris de son oncle Bodor. Puis les voix de mercenaires aluniens. Il ne comprit pas clairement ce qu’ils disaient, l’épaisse porte de l’amoire étouffant les sons. Il entendit encore les cris de son oncle qui hurlait comme un possédé.
Aré s’effondra au fond de la garde-robe. Des larmes engloutirent ses pupilles. Les cris déchirants de son oncle continuaient à résonner dans sa tête. Il sanglota vivement. Ses émotions le submergeaient littéralement. Une vive tristesse ravageait chaque tréfonds de son âme.
Il demeura ainsi plusieurs heures, prostré sur lui-même, dans l’obscurité de l’armoire, hanté par le bruit des balles et des cris de terreur. Le calme était désormais revenu. Et avec lui, la mort et la désolation.
Aré finit par quitter son cocon de fortune. Il réprima un haut-le-cœur lorsqu’il vit le corps ensanglanté de Clish couché dans le prolongement du chambranle de la porte. Il ne put contenir ses larmes. Son cœur palpitait intensément. Un mélange de peur et de tristesse le tenaillait. Il se sentait complètement désorienté. Comme s’il était en train de devenir passablement fou.
Rassemblant ses vagues dernières bribes de courage, il revint dans la salle à manger en titubant sous l’effet de l’émotion. Il porta une main à sa bouche, horrifié par le sinistre spectacle qui se dévoila sous son regard dépité. Et il ne peut cette fois refouler une envie de vomir.
La salle à manger était totalement méconnaissable, ravagée dans ses moindres détails par les stigmates des nombreuses balles tirées. Mais le plus effroyable était l’exposition obscène des corps gorgés d’hémoglobine. Sa tante Ornia, sa cousine Shanice, qui n’avait même pas eu le temps de rejoindre la chambre, et, comble de l’horreur, les cadavres de sa mère et de son père.
Aré s’effondra en serrant les poings. La haine et la colère le dévoraient.
Et il jura.
Il jura qu’il détruirait Alunia pour s’être rendue coupable d’un si méprisable méfait.
Oui. Il vengerait sa famille. Il les exterminerait tous. Un à un. Jusqu’au dernier.
A suivre...